Pour le reste
Marion Delage de Luget
C’est un réseau : dessins, volumes, installations, vidéos, entre lesquels Florence Girardeau travaille cette intermédialité qui suppose l’enchaînement d’une oeuvre à l’autre, aux autres. Pas une simple somme donc mais un tissu continu, tout en jeux de correspondances.
Question de sujets, déjà. Il y a, par exemple, ces “Phanères” au feutre fin. Le terme désigne tous ces éléments – poils, ongles, griffes, plumes, écailles, cornes ou sabots – qui partagent une même composition chimique (une forte teneur en kératine), mais surtout cette particularité de croître sans cesse. Lorsque Florence Girardeau les dessine, avec cette qualité de détail et d’exactitude propre aux études naturalistes, ce sont là des microcosmes. Improbables houppes accrochées au papier immaculé, elles semblent y avoir germé, parasites. Tout autre chose lorsqu’elle les filme : dans “L’angle de phase” , la microscopique pilosité duveteuse oscillant dans l’affleurement d’un rai de lumière est démesurément agrandie cette fois, à la verticale et en mouvement. L’installation réduit la projection à un trait, incise infra-mince rejouant l’épiderme. Et la vidéo, vacillante, n’a cesse de déborder cette ligne ténue, soulignant encore la fragilité de la démarcation.
C’est un réseau, avec ses chaînes métonymiques. Lignes de force entre les différentes pièces, cette façon de l’entrelacs pose les essentiels : elle dit la confusion des seuils, et la corrélation des domaines. Question, aussi, de mise en forme. Comme lorsque l’on retrouve la découpe où se jouait “L’angle de phase” dans la tranche de cette feuille coincée entre deux blocs. “Forer (to drill)” , un titre pour une invite atrocement déceptive puisqu’il incite à l’inaccessible. Il y a donc cette ligne de papier clair engoncée entre ces lourdes masses noires opaques. Un volume comme un cache, ne donnant de la supposée image que la maigre épaisseur de son support avec, pour embrayeur, cette injonction : transpercer, traverser- pour saisir l’essentiel, outrepasser le point de vue obligé. C’est-à-dire penser l’abord, la marge ; dans le réseau, considérer non pas seulement les oeuvres comme autant de points d’orgue mais également l’écart entre les mailles, soit l’espacement même qui les sépare.
C’est là que les différentes problématiques qui articulent le travail de Florence Girardeau trouvent leur dénominateur commun, dans cette manière de rendre signifiante toute cassure, toute coupure, toute limite, et de générer des connexions au-delà. C’est un réseau. Pas un agrégat mais un ensemble de matière sensible. Pas une unité homogène mais cet équilibre que l’on atteint parfois lorsque concordent soudain en un tout des éléments non miscibles. Florence Girardeau parle du vivant, et en reprend la forme – celle d’une suite d’organes interdépendants, de fragments corrélés.
Une pièce, peut-être, pour résumer cela : “Limon” , installation intermédiale. Face à nous, une projection : des particules traversent horizontalement l’écran et s’accumulent sur son bord droit. C’est ce dépôt des amoncellements de “Phanères” au bas des formats de papier blanc. C’est aussi, proche de la stase, ce mouvement si lent et pourtant inexorable de l’érosion, ce temps géologique, durée incommensurable que Florence Girardeau disait, déjà, dans “Téphras” . C’est, enfin, cette entropie qui plombe les collages de “Gravida”, rivant le regard au sol.
Sous la neige hypnotique qui brouille l’écran l’on distingue, à l’horizontal, comme des corps emmaillotés qui roulent, luttent, se démènent. Parfois semble émerger de ces carcans un pied, une jambe – encore ce jeu d’avec la limite. Aussi parce qu’au sol s’étend une couche de glaise envahissant la pièce. Sous nos pieds ces craquelures de la terre trop sèche qui se fissure, et l’odeur de la tourbe, prégnante, achevant de nous immerger. De l’écran au sol, à l’air ambiant, des passages, incessants échos et renvois : “Limon” provoque une synesthésie.
A l’image apparaît une chaise vide. Topique de l’absence, comme ces lits défaits, vacants, qui défilent dans “Séjours (stay)” , et que vient hanter en voix off une énumération lancinante de nombres – populations déplacées, déportées, disparues, exterminées… pour dire, en creux, ces traces de la mémoire. Ici, dans l’environnement total de “Limon” , juste après ces scènes où les corps se débattaient à terre – déjà tombés donc, en une vaine résistance -, le soudain face à face avec cette chaise vide rappelle aussi le regardeur à son être-là, et, comme une vanité, à sa propre cohésion corporelle.
La chaise disparaît, et le défilé des alluvions reprend de plus belle, sans que l’on sache précisément si ces particules que le courant charrie sont de la taille de l’atome ou si l’on assiste à une dérive de continents. Micro, macro, peu importe : Florence Giradeau dit un univers. C’est pourquoi, dans ses oeuvres, on n’ envisage personne . Des corps, mais pas de figures, aucun portrait auquel s’identifier – façon de dire l’organique comme un tout, de se délester de la charge particularisante donc hiérarchisante qu’impose toujours peu ou prou la reconnaissance. Ici, du vivant : à l’écran de nouvelles formes se meuvent, transcriptions géométriques des corps précédents, ou bien modèles mathématiques, bactéries, matière cryptocristalline. Encore une fois on ne distingue plus l’échelle, et l’on perd toute orientation. C’est un magma originel, encore indifférencié, substance féconde d’où peuvent surgir tous les possibles. C’est à l’écran mais c’est aussi au sol : une de ces formes, si blanche, tranche dans la nappe de boue, imprégnant la rétine et dépliant l’espace, faisant basculer l’horizon et la verticale. Pas de visage, pour qu’il n’y ait plus, non plus, ni pied ni tête, ni haut ni bas, juste l’idée d’une boucle, d’une incessante transformation.
C’est un réseau, pour mieux signifier l’importance dans cette oeuvre du cycle : éternel retour à la poussière, au reste, à ce reliquat d’où tout repartira. C’est une oeuvre en quête d’un équilibre dynamique, rejouant ces systèmes montrant cette capacité d’homéostasie qui maintient les organismes en vie – comme ces phanères qui continuent à croître, même après la mort de leur hôte.