Élevages de poussière
Catherine Macchi
L’univers de Florence Girardeau est constellé de fines particules en suspension qui pourraient aussi bien être d’origine organique que minérale. Soumis à d’invisibles micro-cataclysmes, ces déchets infra-minces finissent néanmoins par s’organiser sous la forme de dessins, de vidéos ou d’installations revêtant une indéniable dimension poétique. Nous voilà donc pris dans le mouvement hypnotique de ces restes que l’artiste dit sans importance qui s’agrègent et se désagrègent indéfiniment au rythme d’épiphanies et de disparitions aussi flottantes qu’insaisissables.
Au cours de sa formation à l’ENSBA, Florence Girardeau expérimente essentiellement un travail de vidéo indexé sur le corps et son rapport à l’espace. La perception est déjà au centre de ses préoccupations ainsi qu’en témoigne une vidéo de 2005 intitulée “Proprioception” . Réalisée à partir de séquences empruntées à l’adaptation cinématographique de “Vingt mille lieues sous les mers” de Stuart Paton, la vidéo réactive ces images fascinantes datant de 1916 qui constituent les premières scènes sous-marines de l’histoire du cinéma. On y découvre les efforts démesurés d’un groupe de scaphandriers qui tentent de marcher dans les fonds marins. La posture rigide qu’inflige leur casque à hublot et leurs bottes lestées de plomb donne à ces hommes armés de fusils des allures inquiétantes de robots. D’ailleurs, les rochers, le sable et les algues qui entravent leurs pas peuvent aussi bien être lus comme les éléments d’un paysage lunaire de science-fiction. Florence Girardeau, qui a pris soin de décontextualiser la scène de toute narration — en l’occurrence la chasse au requin –, a monté les images de ces hommes, sans cesse sur le point de tomber, en miroir. Ainsi les plans de scaphandriers avançant vers la droite s’alternent-ils avec ceux de ces mêmes scaphandriers allant vers la gauche. Cette césure spatio-temporelle duplique non seulement le nombre de plongeurs, donnant l’illusion d’être face à une armée sous-marine qui se dirigerait dans deux directions opposées, mais elle travaille surtout la notion de hors-champ, ouvrant de la sorte au sens propre comme au sens figuré les significations de ces images crépusculaires qui contiennent déjà les éléments du travail ultérieur de l’artiste : corps en mouvement, paysage désertique et corpuscules en apesanteur.
Parallèlement à la vidéo, Florence Girardeau aborde le dessin après ses études, à partir de 2007, sous la forme de paysages imaginaires se déployant dans la blancheur de la réserve du papier. Composés à partir d’éléments reconnaissables (roches, herbes, branches et racines) et reliés entre eux à la manière de rhizomes improbables, ces fragments paysagers au format intime font l’objet d’un traitement graphique au feutre remarquable d’élégance et de finesse.
L’année suivante, Florence Girardeau simplifie ses compositions et fait intervenir dans quelques dessins des fonds très denses au graphite dont la planéité s’oppose aux formes végétales naissantes dessinées au feutre en trois dimensions. La singularité de ces dessins tient à l’incertitude de la perception qu’ils engendrent puisqu’on ne saurait dire ce qui est est devant et ce qui est derrière. En réalité, ces fonds au crayon sont plutôt des surfaces réfléchissantes qui ouvrent des béances sur des noyaux de nature en expansion.
En 2009, dans un diptyque de grandes dimensions intitulé “Bris” , la jeune artiste réduit l’intervention au graphite à des formes géométriques qui ne sont pas sans rappeler les plans apparaissant et disparaissant dans l’espace pictural inaugurés par Malévitch. Les agrégats biomorphiques apparaissent cette fois indifféremment devant et derrière les plans géométriques donnant une impression de grande fluidité des formes.
Depuis 2010, Florence Girardeau semble avoir renoncé à une certaine virtuosité en laissant le dessin au feutre se désagréger. À présent, les formes sont de moins en moins définies, elles sont composées d’une multitude de petits gestes retenus, à la limite du visible qui évoquent les grains de poussière en déplacement de la fascinante vidéo Limon. Ces interventions au feutre très fin à dimension clairement obsessionnelle, qui demanderaient presque une loupe afin que l’on en suive les circonvolutions, continuent de s’opposer aux formes géométriques dessinées au graphite auxquelles elles répondent dans des contre-formes triangulaires. Les traits délicats qui révèlent ces vides peuvent être entrevus comme des entonnoirs desquels sont prisonniers ces corps flottants ou au contraire comme des faisceaux d’où émergent des forces lumineuses.
Initialement appelé “Vue prise en aéroplane” par Man Ray , le cliché rapproché du Grand Verre de Duchamp effectué durant une période de désoeuvrement finit par prendre le nom d’ “Élevage de poussière” . À travers ce pas chassé linguistique, la paresse et la latence se coloraient d’une dimension poétique, faisant d’un dépôt de saleté sur une oeuvre inachevée un pigment d’un genre nouveau, apte à figurer le temps comme un territoire à parcourir. C’est autour d’un déplacement de cet ordre que s’échafaude le projet artistique de Florence Girardeau entre vide et plein, entre déflagration et surgissement de la forme, entre agir et non-agir dans un espace volontairement ouvert et indéfini où la perception est sans cesse convoquée pour expérimenter de nouveaux élevages de poussières et autres cartographies mentales.